Archives mensuelles : septembre 2019

Eugène Onéguine

© Théâtre Marigny

D’après Alexandre Pouchkine, par le Théâtre Vakhtangov de Moscou, adaptation et mise en scène de Rimas Tuminas – traduction en français André Markowicz – spectacle en version originale, surtitrage de Macha Zonina – Au Théâtre Marigny.

Quelques notes de piano croisent une musique enregistrée et une bande son esquissant dans le lointain un environnement campagnard – hennissements, pépiements d’oiseaux, volées de cloches (musique Faustas Latenas, direction musicale Tatiana Agaeva). Le plateau se compose de praticables de hauteurs différentes disposés à angle droit, et en fond de scène d’une immense surface souple réfléchissante, floutant les personnages qui se dédoublent à l’infini, accentuant l’illusion. Un piano, un guéridon bistrot et quelques chaises côté cour, et un coin retiré où se tient un pèlerin-elfe jouant de la domra, sorte de balalaika. Dans une scénographie remarquable d’Adomas Yatsovskis, éclairée par Maya Shavdatuashvili, chaque acteur construit son univers en apportant l’élément dont il se sert – banc, lit, table etc… De la vodka circule.

Le spectacle débute avec le spectre du meurtre de Lenski par Onéguine, et le chemin se fait à l’envers. Retiré de la vie mondaine de Saint-Pétersbourg, Eugène Onéguine mène une vie solitaire à la campagne dans la propriété léguée de son oncle, jusqu’à ce qu’un jeune poète, Vladimir Lenski, s’installe à côté et qu’ils deviennent amis. Ensemble ils tentent de « tuer le temps » et de séduire deux belles et jeunes sœurs, leurs voisines. Lenski, au look de Méphisto, choisit Olga boucles blondes, figure poupine, collée à son accordéon. Tatiana, plus fermée et secrète, plus vibrante aussi, plus impétueuse, choisit Onéguine. « Vous voir est une fête » lui avoue-telle avant de se déclarer ouvertement par une lettre brûlante et passionnée :« Je suis à toi, tu me venais en rêve… » La lettre passe entre toutes les mains et se déchire. Après un étrange moment de silence, Onéguine la repousse. « Le bonheur me reste hostile » lui répond-il.

Tatiana raconte à sa nourrice le cauchemar qu’elle a fait, véritable conte fantastique au milieu d’animaux étranges et de nature, cauchemar au cours duquel elle a la vision d’Onéguine tuant Lenski. « Qui donc es-tu, un ange ou un démon au charme étrange ? » Par pur désoeuvrement Onéguine se tourne vers Olga, piquant la jalousie de Lenski, qui le provoque en duel et en mourra. La scène sera tristement prémonitoire car Pouchkine lui-même, provoqué en duel par un courtisan de sa femme, sera tué, en 1837. Tatiana part à Moscou et se range en épousant un vieil aristocrate. Et quand Onéguine vient lui avouer ses regrets, elle garde sa dignité et se détourne à son tour. « Et le bonheur était si proche… » dira-t-il. Les personnages ont chacun leur double : il y a deux jeunes Onéguine et deux Lenski qui glissent de l’un à l’autre avec fluidité, jouant sur le principe de l’illusion et de la perte des repères. Il y a une seconde Tatiana, celle qui décrit son rêve. « Tu te perdras ma douce belle… » lui dit la nourrice.

Un corps de ballet classique accompagne la pièce de ses intermèdes chromos, mis en mouvement sous la baguette d’une Maître de danse à la personnalité musclée et de son répétiteur-ange gardien (chorégraphie Anzelica Cholina). Une parodie de fête, avec chansons, poèmes et mimodrames, ponctue le fil de l’histoire. Les costumes (de Maria Danilova) et maquillages (d’Olga Kalyavina) participent de l’interprétation de l’époque, de même que divers personnages dessinent les chroniques de la vie russe – la nourrice, le paysan, les militaires témoins du duel, entre autres. La mise en scène est éclatante et mêle tradition et fantaisie par images et symboles. Ainsi la partie de billard par les gestes désynchronisée des joueurs ; le banc remisé sur lequel les deux sœurs aimaient à se retrouver ; l’ours du rêve monté sur roulettes et le lièvre blanc malicieux ; la berline qui mène Tatiana à Moscou, sous la neige ; les jeux de miroir et le crêpe noir des costumes ; l’accordéon arrachant son dernier accord et le voile blanc de la mariée obligée ; le livre de Lenski s’enflammant après sa mort ; la mort de la Maître de ballet et les nattes coupées des danseuses en signe de deuil ; la tornade de neige qui ferme le spectacle, autant de signes théâtraux qui font osciller le spectateur entre rêve et réalité.

Né à Moscou en 1799, dans une famille ruinée de la noblesse, Alexandre Pouchkine apprend très tôt de sa nourrice l’amour de la langue russe, par les récits et légendes populaires qu’elle lui raconte et fonde ses recherches poétiques à partir de cette langue populaire. Cet immense roman écrit en vers au cours de son premier exil au Caucase, Eugène Onéguine, est publié par chapitre à partir de 1821 et a subi des coupures. « Certaines strophes numérotées, sont absentes du texte publié par Pouchkine, mais ces strophes coupées n’interrompent en rien le cours de l’intrigue, elles désignent au lecteur des portes qui lui sont interdites » dit André Markowicz, remarquable traducteur qui donne un texte en français immensément poétique.

Tous les acteurs du Théâtre Vakhtangov de Moscou sont éblouissants de présence, de sobriété et de vérité et donnent à leurs personnages une épaisseur profondément inscrite dans le contexte russe, des idéaux de jeunesse aux grands sentiments. Troupe d’avant-garde créée par une poignée d’étudiants moscovites, autour du talentueux acteur et metteur en scène du Théâtre d’Art, Evgueny Vakhtangov, élève et disciple de Konstantin Stanislavski, le Théâtre Vakhtangov a présenté son premier spectacle, Le miracle de Saint Antoine en 1921. Fleuron de la culture nationale russe, il fête aujourd’hui son 100ème anniversaire et débute sa tournée à Paris. Talentueux metteur en scène, (ici assisté de Natalia Menshikova et Natalia Kuzina), Rimas Tuminas en est le directeur artistique depuis 2007. Il sait donner du souffle aux grands textes, diriger les acteurs, élaborer et rythmer des images d’une grande force.

Par la justesse et la précision des acteurs, par l’inventivité du metteur en scène, Eugène Onéguine, transmet une grande émotion où gravité et légèreté, déception et mélancolie se conjuguent dans un romantisme échevelé.

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2019

Avec : Sergei Makovetsky/Aleksei Guskov et Victor Dobronravov : Eugène Onéguine – Oleg Makarov/Vasiliy Simonov : Vladimir Lenski – Eugeniya Kregzhde/Olga Lerman : Tatiana Larina – Irina Kupchenko : « rêve de Tatiana – Maria Volkova/Natalia Vinokurova Olga Larina – Arthur Ivanov : Hussard à la retraite – Lyudmila Maksakova : Nurse, Maître de danse – Ekaterina Kramzina : Pèlerin avec domra – Pavel Tekheda Cardenas : Répétiteur dans la classe de danse – Anna Antonova, Olga Borovskaya, Adelina Gizatullina, Olga Nemogay, Maria Shastina, Ekaterina Simonova, Irina Smirnova, Aleksandra Streltsina, Natalia Vinokurova, Maria Volkova,  Anastasia Zhdanova : Jeunes filles, classe de danse – Anna Antonova : Anissia, économe  – Aleksei Kuznetsov : Monsieur Larine – Elena Melnikova : Madame Larine – Vladimir Beldiyan, Ruben Simonov, Valeriy Ushakov, Yuriy Kraskov, Kirill Rubtsov, Sergey Bataev : les voisins des Larine – Sergey Bataev /Kirill Rubtsov : Uhlan – Maria Rival : Lièvre – Elena Sotnikova : Cousine moscovite – Liubov Korneva : Cousine – Yuriy Shlykov : Prince. Scénographie Adomas Yatsovskis – costumes Maria Danilova – musique Faustas Latenas – chorégraphe Anzelica Cholina – création lumières – Maya Shavdatuashvili – direction musicale Tatiana Agaeva – maquillages Olga Kalyavina – assistantes à la mise en scène Natalia Menshikova, Natalia Kuzina.

Du 20 au 26 septembre 2019, Théâtre Marigny, Carré Marigny. 75008. Paris – métro : Franklin Roosevelt – Site : theatremarigny.fr – tél. : 01 76 49 47 12. Et aussi, du 27 septembre au 3 octobre, Oncle Vania, d’Anton Tchekhov.

Outwitting the Devil

© Théâtre de la Ville

Chorégraphie de Akram Khan, dramaturgie Ruth Little – Au 13ème Art/Théâtre de la Ville.

Danseur et chorégraphe anglo-bangladais, Akram Khan tente de parler de biodiversité à travers le récit épique et fondateur de Gilgamesh, qui se compose de douze tablettes sumériennes rédigées en akkadien. C’est l’une des œuvres littéraires les plus anciennes de l’humanité. Pourtant le chorégraphe n’en donne guère les clés.

Par son désir de gloire et d’immortalité, Gilgamesh, roi de la ville d’Uruk en ancienne Mésopotamie, s’attire la colère des dieux. Au titre de représailles ils lui envoient Enkidu, pour le combattre. Mais Gilgamesh et Enkidu scellent entre eux une puissante amitié et triomphent du géant Humbaba et du Taureau céleste. A la recherche d’actes héroïques, Gilgamesh entraine Enkidu dans un long et périlleux périple à l’issue duquel ce dernier trouve la mort, plongeant Gilgamesh dans le désespoir. Celui-ci part à la recherche de la fleur de l’immortalité et son errance solitaire le mène jusqu’aux confins du monde et de l’enfer.

Akram Khan part dune des tablettes sumériennes retrouvée en 2011, en Irak pour construire sa chorégraphie, « Outwitting the Devil » (Tromper le diable, se jouer de lui). La scénographie aux murs noirs parsemée de tablettes calcinées l’évoque, mais la destruction par le vieux roi d’Uruk de l’emblématique forêt de cèdres, telle qu’annoncée, n’est guère lisible. Six danseurs, quatre hommes et deux femmes de cultures différentes, portent le mythe. Pourtant les intentions du chorégraphe restent floues, la dramaturgie incertaine et le récit discontinu du vieux Gilgamesh revenant sur sa vie, inaudible. Seule Mythili Prakash, danseuse de Kathak qui témoigne magnifiquement de cette danse classique indienne qu’Akram Khan affectionne et à laquelle il a lui-même été formé très jeune, émerge. Dans son sari or, la beauté et la justesse du geste parfaitement accompli de cette déesse de la nature porte une partie du spectacle.

Akram Khan inscrit sa chorégraphie, comme il sait le faire, dans l’interculturel et cherche, entre tradition et geste contemporain, mais on s’enfonce ici dans la complexité de la légende dont on perd le sens. Par ailleurs la musique en dolby stéréo dans cette ancienne grande salle de cinéma high tech circule avec un peu trop de puissance et souligne fortement l’action, lui donnant un côté grandiloquent. Mais qu’est-il venu faire en cette galère ? On sort déçu du côté de la légende, autant que de l’écologie annoncée (!) et de la chorégraphie.

Brigitte Rémer, le 20 septembre 2019

Avec Ching-Ying Chien, Andrew Pan, Dominique Petit, Mythili Prakash, Sam Pratt, James Vu Anh Pham – dramaturgie Ruth Little – lumières Aideen Malone – conception visuelle Tom Scutt – musique originale, son Vincenzo Lamagna – costumes Kimie Nakano – texte Jordan Tannahill – direction des répétitions Mavin Khoo

Du 11 au 20 septembre 2019, à 20h – au 13ème Art, Place d’Italie, 75013. Paris – métro : Place d’Italie – Site : theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77. Et aussi, du 12 au 22 décembre 2019, reprise de Xénos, à La Villette.

Oreste à Mossoul

© Nanterre Amandiers

Texte et mise en scène Milo Rau, d’après L’Orestie d’Eschyle – spectacle en néerlandais, arabe et anglais, surtitré en français – au CDN Nanterre Amandiers, en partenariat avec le Festival d’Automne.

L’image vidéo se superpose à l’action qui se déroule sur le plateau et les deux se répondent en écho pour réécrire lOrestie, à partir de la réalité d’aujourd’hui, en Irak. Avec Mossoul libérée, point névralgique et ex-capitale du califat de Daech, l’idée de cette ville torturée s’impose à Milo Rau quand il décide de mettre ses pas dans ceux des migrants. La ville de Sinjar, près de la frontière syrienne, libérée un peu avant Mossoul, avait été sa première idée avant de privilégier la seconde. Située de l’autre côté du Tigre, Mossoul fait face à l’antique cité de Ninive, dont on trouve trace dans la Bible. Le contexte a du sens en référence à lOrestie d’Eschyle, représentée en 458 avant JC. à Athènes, avec son cortège de violence et de vengeance contenu dans le triptyque Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides.

Les acteurs sont sur scène avant l’arrivée du public, parlent entre eux et circulent dans les ruines de la ville, entre un café de fortune et une console d’où s’échappent quelques notes. Tous les personnages de la tragédie sont présents et dotés d’un double, l’un se trouve sur le plateau l’autre à l’écran et les scènes se répètent en canon entre Nanterre Amandiers et Mossoul la vie la mort. La technique narrative et documentaire élaborée par Milo Rau avec les acteurs, est éprouvée. D’entrée de jeu Johan Leysen en narrateur se raconte et parle de sa fascination pour Troie et la mythologie grecque quand il était ado. Puis il endosse le rôle d’Agamemnon.

Dans la pièce éponyme d’Eschyle, Agamemnon accomplit le sacrifice rituel d’Iphigénie, sa fille. Elle meurt ici par strangulation explicite, sur plateau comme sur écran. Le roi de Mycènes et Cassandre qui l’accompagne sont à leur tour assassinés par Clytemnestre qui venge Iphigénie, avant de régner sur Argos, avec Egisthe. Dans Les Choéphores, suit la vengeance d’Oreste, fils de Clytemnestre et d’Agamemnon, de retour avec Pylade, son ami. L’exécution sommaire de sa mère, après celle de son beau-père – habilement réalisée dans la cabane-café placée en fond de scène – avec des images filmées qui se répètent dans Mossoul en ruines, le plonge dans le désarroi. Oreste part ensuite pour Delphes, se purifier selon la volonté des dieux. Son errance, poursuivi par les Erinyes qui le traquent avant qu’il n’atteigne Delphes et obtienne la protection d’Apollon, forme le troisième volet de l’Orestie, Les Euménides.

Milau Rau s’est rendu au nord de l’Irak à partir de 2016 pour préparer son spectacle, Empire, forme documentaire basée sur le vécu des interprètes. Avec Oreste à Mossoul il a concrétisé son projet de ré-écriture de la tragédie grecque dans le kaléidoscope de l’histoire irakienne, à partir de l’évolution de la situation sur place et des rencontres faites, notamment celle de Khitam Idris Gamil, interprète d’Athéna et de Suleik Salim Al-Khabbaz, joueur de oud, qui dirige une école d’art à Mossoul. Ce dernier a participé au choix des acteurs, ceux de Mossoul ont été filmés, d’autres, exilés, sont sur le plateau. Tous sont investis dans le tragique et se mettent en danger quand on parle de liberté de la femme ou d’homosexualité, deux sujets bien présents dans L’Orestie et donc sur scène. Le metteur en scène travaille sur la dialectique entre le passé et le présent, utilise le témoignage et pose la question du pouvoir du théâtre face au tragique. Metteur en scène mais aussi auteur et cinéaste suisse, sociologue et ancien grand reporter, Milo Rau présente une fresque où se joue la distance entre là-bas et ici, où le réel va jusqu’à l’impensable, où le sang et les meurtres sont le langage quotidien d’une ville fantomatique dans laquelle des gens essaient de vivre.

En France et en Europe où l’Orestie est cycliquement montée – Ivo Van Hove en a récemment proposé sa version à la Comédie Française – la démocratie est interrogée et la question du pardon reste posée. « Il ne s’agit plus seulement de dépeindre le monde. Il s’agit de le changer » avait écrit Milo Rau dans un manifeste, à son arrivée au théâtre NTGent, en 2018 posant un regard sans concession sur notre époque. Dans Oreste à Mossoul le tragique d’hier vaut le tragique d’aujourd’hui par sa radicalité, et le texte grec coïncide parfaitement au cycle infernal de la géopolitique irakienne. Pourtant, aujourd’hui devant une telle entreprise de destruction dont le plateau et l’image se font l’écho par le philtre d’Eschyle, on reste un peu sur sa faim, puisque nulle part ne s’écrit le mot « fin. »

Brigitte Rémer, le 17 septembre 2019

Avec : Duraid Abbas Ghaieb, Susana AbdulMajid, Elsie de Brauw, Risto Kübar, Johan Leysen, Bert Luppes, Marijke Pinoy – acteurs vidéo : Baraa Ali, Khitam Idress, Khalid Rawi – musiciens vidéo : Zaidun Haitham, Suleik Salim Al-Khabbaz, Firas Atraqchi, Saif Al-Taee, Nabeel Atraqchi – chorus vidéo : Mustafa Dargham, Rayan Shihab Ahmed, Ahmed Abdul Razzaq Hussein, Abdallah Nawfal, Younis Anad Gabori, Hatal Al-Hianey, Hassan Taha, Mohamed Saalim – dramaturgie, Stefan Bläske – vidéo, Daniel Demoustier, Moritz von Dungern – lumières, Dennis Diels – costumes, An De Mol – décor, Ruimtevaarders – montage, Joris Vertenten – Assistant à la réalisation, Katelijne Laevens.

Du 10 au 14 septembre 2019, au CDN Nanterre-Amandiers – Sites : nanterre-amandiers.com (tél. : 01 46 14 70 00) et festival-automne.com (tél. : 01 53 45 17 17) puis en tournée jusqu’au 7 décembre 2019.

Infini

© Théâtre de la Ville

Chorégraphie de Boris Charmatz, au Théâtre de la Ville / Espace Cardin.

Des chiffres déclinés à l’infini selon l’énergie recherchée se croisent, sans jamais se heurter, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. A l’endroit comme à l’envers les danseurs comptent à haute voix, passant des hauts sommets à la rythmique du point 0. En état d’urgence, ils sont éclairés par des gyrophares à la lumière crue posés au sol qui tournent tout au long du spectacle formant comme des labyrinthes, et tordent les chiffres en années, évocations, heures, minutes et secondes (lumières, Yves Godin). On est entre la bourse, la vente aux enchères et le jackpot, les altitudes et les attitudes. On est au monopoly, au mont de piété, à l’infini qui ne finit pas d’en finir et s’étire en kilomètres, kilogrammes, décamètres et doubles décimètres. Après tout, l’infini est sans limite.

La chorégraphie de Boris Charmatz ressemble à du papier millimétré qui prend dans les fils de ses lignes savantes, strictes et cadrées, les danseurs, tout en gardant un air ludique, chaotique et improvisé. Petit écart au millimétré, les accessoires-costumes personnalisant chacun d’entre eux : épaulettes de cuir type armée romaine, petite culotte noire sur collant sylphide, chaussettes bleu pâle et vernis rouges, robe fleurie sur pré, longs gants en plumes de cygne noir (costumes, Jean-Paul Lespagnard). Les danseurs : Régis Badel, Boris Charmatz, Fabrice Mazliah et danseuses : Raphaëlle Delaunay, Maud Le Pladec, Solène Wachter, investi(e)s de leur mission chiffrée, dansent avec énergie, aisance et liberté. Le compte à rebours débute à 120 puis s’inverse et donne de la gîte. Petits moments a cappella et enchaînements en fondu-enchaîné se succèdent avec intensité, repris par une autre matière sonore qui se mêle à l’enchevêtrement des chiffres et des voix (son, Olivier Renouf – travail vocal, Dalila Khatir).

Parfois l’équation s’emballe et les corps s’amalgament en une masse sculpturale. On est au bord du ressassement et de la réitération transformant la matière corporelle en fusion et enchaînements de variations. Par la coïncidence ou le décalage, par la création-réaction entre le chiffre et le geste, le potentiomètre des vitesses, les ralentissements, suspensions et dilatations, le chiffre parfois devient abstraction et trace les frontières d’un espace mental sous contrôle.

Danseur et chorégraphe dans la pièce, Boris Charmatz cultive son obsession du dépassement en une écriture serrée, proche de l’expérimentation pure. Il poursuit la captation de la voix que l’on trouve dans ses créations les plus récentes et notamment dans 10 000 gestes. Le chiffre est un signe d’écriture et le chorégraphe oscille entre la mathématique et la symbolique. Le nombre est-il parfait ? S’il l’était, ce serait un entier naturel égal à la moitié de la somme de ses diviseurs ou bien à la somme de ses diviseurs stricts. Au-delà de l’énergie des danseurs et parfois de leur fantaisie, le chiffre pourtant reste austère.

Brigitte Rémer, le 16 septembre 2019

Avec Régis Badel, Boris Charmatz, Raphaëlle Delaunay, Maud Le Pladec, Fabrice Mazliah, Solène Wachter – travail vocal, Dalila Khatir – son, Olivier Renouf – lumières, Yves Godin – costumes, Jean-Paul Lespagnard – assistante, Magali Caillet-Gajan – régie générale, Fabrice Le Fur – direction de production, Martina Hochmuth, Hélène Joly.

10 au 14 septembre 2019, Théâtre de la Ville / Espace Cardin, 1 avenue Gabriel 75001. Paris – En tournée :  4 octobre 2019 Charleroi danse – 11 et 12 octobre PACT Zollverein, Essen – 17 au 19 octobre Lieu Unique, Nantes – 7 et 8 novembre Scène nationale Bonlieu, Annecy – 13 au 16 novembre Théâtre  Nanterre-Amandiers – 26 novembre Maison de la Culture, Amiens – 5 et 6 décembre Le Phénix, scène nationale, Valenciennes/Festival Next – 25/28 mars 2020 Kaaitheater,  Bruxelles.

Letter to a friend in Gaza

© Théâtre de la Ville

Mise en scène et scénographie de Amos Gitai, artiste ambassadeur du Théâtre de la Ville – Texte Makram Khoury et Amos Gitai, inspiré par Mahmoud Darwich, Yizhar Smilansky, Émile Habibi, Amira Hass, Albert Camus, au Théâtre de la Ville / Espace Cardin.

Le réalisateur israélien Amos Gitai est invité comme artiste ambassadeur du Théâtre de la Ville pour la saison 2019/20 par Emmanuel Demarcy-Mota son directeur, et ouvre la saison et le cycle de son travail en présentant Letter to a friend in Gaza. Il s’inspire des Lettres à un ami allemand écrites par Albert Camus sous l’occupation, qui cherchaient à renouer le dialogue entre Allemands et Français. Il mêle les langues et les textes émanant de différentes sources, de part et d’autre de la barrière de séparation d’avec Gaza et la Cisjordanie. Amos Gitai avait réalisé un court métrage en 2018 à partir de ces mêmes Lettres, film présenté hors compétition à la Mostra de Venise, en même temps que A Tramway in Jerusalem. « Ce n’est pas seulement une question de propriété, mais de mémoire, d’attachement aux mêmes terres, que j’ai abordé dans un court métrage récent A Letter to a Friend in Gaza, en hommage à La Lettre de mon ami allemand d’Albert Camus écrite en 1943. Cette question continue de me préoccuper » avait-il dit en octobre 2018, dans sa « Leçon inaugurale au Collège de France » intitulée La caméra est une sorte de fétiche – Filmer au Moyen-Orient.

Camus, auteur entre autres de L’Homme révolté écrivait dans sa première Lettre : « Vous me disiez : ‘La grandeur de mon pays n’a pas de prix. Tout est bon qui la consomme. Et dans un monde où plus rien n’a de sens, ceux qui, comme nous, jeunes Allemands, ont la chance d’en trouver un au destin de leur nation doivent tout lui sacrifier.’ Je vous aimais alors, mais c’est là que, déjà, je me séparais de vous. ‘Non, vous disais-je, je ne puis croire qu’il faille tout asservir au but que l’on poursuit. Il est des moyens qui ne s’excusent pas. Et je voudrais pouvoir aimer mon pays tout en aimant la justice. Je ne veux pas pour lui de n’importe quelle grandeur, fût-ce celle du sang et du mensonge. C’est en faisant vivre la justice que je veux le faire vivre.’ Vous m’avez dit : ‘Allons, vous n’aimez pas votre pays.’ »

Sur scène une longue table en rectangle, dans la pénombre. La clarinette basse de Louis Sclavis ouvre le spectacle et donne le son grave d’une sirène de bateau, sa gravité. On pense à l’exil, à l’exil sans retour. Puis l’accordéon sensible de Bruno Maurice et le santour concentré de Kioomars Musayyebi se répondent en écho. Des images projetées emplissent l’écran : d’abord la  longue séquence d’une ville qui brûle sur un texte de Flavius Josèphe, La Guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres, méditation lyrique et politique sur l’état du Moyen-Orient à partir de la destruction du temple et de la chute de Massada, magnifiquement portée par Jeanne Moreau dans le rôle de l’historien. Puis des images captées depuis un hélicoptère survolant le plateau du Golan, dans lequel Amos Gitai avait pris place.

Entre un acteur d’âge mûr, arabe israélien, qui se pose au centre de la table, face au public, Makram Khoury. Il dit en langue arabe un premier poème de Mahmoud Darwich, auteur palestinien considéré comme l’un des plus grands poètes arabes contemporains, publié à partir de 1966. Traduites en France depuis les années 90, ses oeuvres s’intitulent : « Au dernier soir sur cette terre », et « Une mémoire pour l’oubli » (1994), « Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? » (1996), « La Palestine comme métaphore », et « Ne t’excuse pas » (1997), « Entretiens sur la poésie » (2006), publiés deux ans avant sa mort. Son poème, Pense aux autres » issu du recueil « Comme les fleurs d´amandiers ou plus loin », traduit de l’arabe (Palestine) comme tous ses textes, par Elias Sanbar, poète et essayiste, ambassadeur palestinien auprès de l’Unesco, s’affiche sur écran : « … Quand tu mènes tes guerres, pense aux autres. (N’oublie pas ceux qui réclament la paix). Quand tu rentres à la maison, pense aux autres. (N’oublie pas le peuple des tentes.) Quand tu comptes les étoiles pour dormir, pense aux autres. (Certains n’ont pas le loisir de rêver.) Quand tu te libères par la métonymie, pense aux autres. (Qui ont perdu le droit à la parole.) Quand tu penses aux autres lointains, pense à toi. (Dis-toi : Que ne suis-je une bougie dans le noir ?) »

Deux actrices s’installent à leur tour, chacune à une extrémité de la table et se font face : Clara Khoury, actrice arabe israélienne qu’on a vu sur les écrans dans La fiancée syrienne film de Eran Rikli et qui interprète aussi des poèmes de Mahmoud Darwich en alternance avec Makram Khoury son père ; Yaël Abecassis s’exprime en hébreu, et énonce entre autres un texte-silex de sa compatriote, Amira Hass, journaliste à Ha’aretz qui vit en Cisjordanie après avoir habité à Gaza et qui y témoigne des événements du conflit israélo-palestinien : « Peut-être qu’un jour viendra où de jeunes Israéliens – pas un ou deux, mais une génération entière – demanderont à leurs parents : comment avez-vous pu ? » A certains moments les visages des acteurs filmés en direct, paraissent sur écran et se superposent.

Dans son œuvre de cinéaste – qui marque plus de quatre-vingts films, fictions et documentaires, réalisés en quarante ans – Amos Gitai travaille la question du rythme, le plan-séquence « l’un des moyens cinématographiques les plus subversifs » et une façon d’énoncer un point de vue qui permet de réfléchir et n’oblige pas à consommer les images. Après des études d’architecture, le réalisateur délaisse la discipline et opte pour le cinéma, quittant la voie tracée par son père, lui-même architecte formé au Bauhaus. Pour Amos Gitai les deux disciplines sont affaire de rythmes et de textes. Dans sa Leçon inaugurale au Collège de France où il occupait en 2018/2019 la chaire de création artistique, il note que l’un des événements qui l’a conduit au cinéma est la guerre de Kippour (octobre 1973) : « En octobre 1972 alors que j’étais étudiant en architecture, ma mère m’avait offert une caméra super 8. Pendant la guerre j’avais pris avec moi cette caméra et je filmais ce que je voyais depuis l’hélicoptère : des visages, la texture de la terre, des fragments d’opérations de sauvetage… La caméra est un objet qui m’a beaucoup aidé. Elle était à la fois un filtre, qui faisait pour moi un travail de documentation et de mémoire, qui enregistrait l’événement sur pellicule en temps réel, et un bouclier entre le réel et moi… » Et il argumente sur les raisons de son choix : d’une part « le métier d’architecte est devenu trop obsédé par la représentation », d’autre part « à la différence de l’architecture, dans un certain type de cinéma j’ai trouvé le moyen de préserver une méthode de fabrication artisanale, un processus qui permet une réinterprétation continue tout au long du travail de préparation et de réalisation. »

D’autres images défilent au cours du spectacle et se mêlent à la scène dont le survol d’un camp de réfugiés au Liban, Saïda au sud de Beyrouth, en 1982 ; une chorale de jeunes, illusion d’un avenir prometteur ? Une chanteuse pleureuse sorte de golem traverse le plateau, comme une ombre. Le nom des villes et villages écartelés, est épelé : nous sommes de Haïfa, Galilée, Jérusalem… Un Palestinien marche dans un environnement minéral. Dans la séquence finale du spectacle Amos Gitaï s’installe avec humilité à la table, trois-quart dos au public, et lit la lettre de Camus : « Vous n’aimez pas votre pays ? » lui qui entretient depuis longtemps des relations conflictuelles avec les autorités de son pays et s’était élevé publiquement contre le gouvernement israélien qui selon lui confond culture et propagande, lors de la projection de son film à la Mostra de Venise : « Je pense que la direction que prend le pays est très problématique, s’ils continuent, ils vont détruire l’idée d’une société ouverte. »

La conversation publique qui a lieu entre le réalisateur-metteur en scène, l’historien et sociologue Patrick Boucheron et Emmanuel Demarcy-Mota, interroge le lien entre Histoire et Mémoire pour tenter de penser le présent au regard du passé. « Je suggère que ce pays n’a pas une image unique mais qu’il est composite… La réalité moderne est une réalité fragmentée, disjointe. Je crois que la principale expérience de la modernité est celle du déracinement, des migrations et de l’exil » dit Amos Gitai, artiste qui, selon l’expression de Jean-Pierre Vernant reprise par Patrick Boucheron, « lance des ponts. » Pour le réalisateur « l’art est un acte civique, un geste qui reconnaît l’Autre. » Il prend en référence Guernica, la toile de Picasso réalisée en 1936 et évoque l’éthique du témoignage. Dans sa démarche artistique Amos Gitai interroge les frontières entre les arts. Letter to a friend in Gaza est la première partie d’une suite d’événements qui répondent à l’invitation du directeur du Théâtre de la Ville. En même temps que le spectacle il présente un parcours photographique sonore et visuel dans le hall et le jardin de l’Espace Cardin, Champs de mémoire où se côtoient auteurs et acteurs à travers l’intime et l’Histoire. Au mois de juin 2019 Amos Gitai présentera un spectacle autour de Thomas Mann dont la famille a vu ses biens confisqués et alors qu’il était exilé à Zurich, en 1936. Il y sera question d’exils intérieurs. Et en octobre 2020, il marquera vingt-cinq ans de l’assassinat d’Itzhak Rabin. L’événement sera accompagné d’une exposition à la Bibliothèque de France et de l’édition d’un livre. « Lorsqu’Itzhak Rabin a été élu je me suis dit, de façon dialectique, que j’allais parler de la guerre. Dire le prix de la guerre. Afin que ceux qui avaient envie de faire la paix se souviennent de ce qu’est la guerre. » Il travaillera aussi sur les Lettres de sa mère, Ifrasia Gitai, qui avait quitté la Russie après le pogrom antisémite des années 1915 et qui racontent les transformations des territoires ; l’actrice Hanna Szygulla sera chargée de les restituer.

L’initiative du Théâtre de la Ville qui développe des compagnonnages avec de grands artistes pour interroger la question du temps et de la mémoire, est à saluer. Si on interroge Amos Gitai sur le lien entre théâtre et politique, il coupe court au sempiternel débat car pour lui le théâtre « met en regard, c’est un partage d’expériences qui nous déplace. En soi c’est une position poétique. » Et les questions du fils au père, dans le lyrisme de Mahmoud Darwich, dessine la quadrature du cercle : « – Où me mènes-tu père ? – En direction du vent, mon enfant… – Qui habitera notre maison après nous, père ? – Elle restera telle que nous l’avons laissée mon enfant… – Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? – Que la maison reste animée, mon enfant. Car les maisons meurent quand partent les habitants… – Tiens bon avec moi et nous reviendrons chez nous – Quand donc mon père ? – Dans un jour ou deux mon fils. »

Brigitte Rémer, le 12 septembre 2019

Avec : Makram J. Khoury – Yaël Abecassis – Clara Khoury – Amos Gitai. Les musiciens : Louis Sclavis clarinette – Bruno Maurice accordéon – Kioomars Musayyebi santour – Madeleine Pougatch chant. Musique additionnelle Alex Claude – costumes Moïra Douguet – lumières Jean Kalman – assistante à la mise en scène Ayda Melika – vidéo Laurent Truchot – assistante vidéo Vicky Schoukroun – traduction Rivka Markovizky – surtitrages Haifa Geries – adaptation des surtitrages Marie-José Sanselme.

Du 4 au 30 septembre 2019 – Théâtre de la Ville / Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75001. Paris. Métro : Concorde – Site : theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77.